Cinq ans après le démantèlement de la « Jungle », en octobre 2016, Calais se trouve, une fois encore, au centre de l’attention politique et médiatique, en France et au Royaume-Uni.
À l’aune de l’essor des traversées sur des petites embarcations surchargées, le terme de « crise » a fait sa réapparition. Si ces embarcations ne sont pas pour autant devenues l’unique mode d’accès à l’Angleterre, comme l’a sombrement rappelé le décès de Yasser, jeune soudanais mort après avoir été percuté par un camion, la maritimisation des migrations dans cette zone de l’Europe suscite de vives réactions.
Jusqu’à présent, le sauvetage rapide des embarcations en difficulté demeure la norme en Manche. Pourra-t-il le rester, dans un contexte européen de sécurisation des frontières ?
Faire frontière
« Rendre la Manche impraticable pour les traversées de petites embarcations » : telle est l’intention de Priti Patel, Ministre de l’Intérieur du Royaume-Uni. Afin de préserver la vie humaine, l’enjeu serait de réaffirmer l’existence des frontières, de dissuader les entrées irrégulières en les criminalisant.
Le projet de loi Nationality and Borders de la ministre prévoit ainsi que les entrées irrégulières, par embarcation par exemple, soient passibles de quatre ans d’emprisonnement.
Malgré tout, les traversées continuent à augmenter : durant le mois de septembre 2021, ce sont 4 638 personnes qui ont réussi à traverser la Manche, sur quelque 160 embarcations surchargées. À la fin de ce même mois, le nombre de personnes arrivées par bateau sur les côtes anglaises depuis le début de l’année 2021 a déjà atteint le double du total de l’année précédente. Au-delà de cette hausse rapide, les zones de départ des traversées semblent, en 2021, s’être davantage étalées le long du littoral, comme en témoignent les interventions de secours au nord de Dieppe, dans la baie de Somme, ou autour du Touquet, entre autres.
Pourquoi ce mode de franchissement s’est-il tant intensifié, depuis fin 2018 ? Pour les acteurs associatifs locaux, comme pour le gouvernement français, la sécurisation progressivement mise en place dans le Calaisis – largement financée par le Royaume-Uni, qui investit depuis plusieurs années dans ce contrôle aux frontières extra-territorialisé – est en partie responsable.
Une « scène de théâtre politique idéale »
À Calais, les accès aux ports, au site de l’Eurotunnel et à la rocade sont clôturés, hérissés de barbelés et vidéosurveillés. Et depuis 2019, un équipement high-tech est déployé pour surveiller cette partie du littoral : les patrouilles sont dotées de drones à caméras thermiques, de lunettes infrarouges, de remorques éclairantes… Ce renforcement des moyens de surveillance rend plus difficiles, d’une part, les passages clandestins par camions et ferries, et d’autre part, toute forme de départ de Calais.
Paradoxalement, ces mesures de sécurisation destinées à faire disparaître les traversées irrégulières ont participé à une visibilité accrue des passages de frontière : contrairement aux passages en ferries et camions, les arrivées en embarcations de plus en plus surchargées se déroulent à ciel ouvert.
Investi par des groupes et individus prônant, les uns le rejet des personnes arrivant, les autres des voies de passage sûres, le littoral britannique réincarne une « scène de théâtre politique idéale ». Et face aux arrivées qui se multiplient, la promesse du Brexit de « reprendre le contrôle des frontières » est mise à l’épreuve.
Ainsi, les récents exercices de refoulement (push-backs) pratiqués par les forces frontalières britanniques, documentés et diffusés sur les réseaux sociaux par l’association Channel Rescue, semblent être un énième ressort de spectacularisation d’une frontière qui se veut ferme, et fermée.
Des sauvetages aux « push-backs » et « pull-backs » ?
Repousser des embarcations précaires et non adaptées à la navigation en Manche mettrait gravement en danger les personnes à bord. De plus, les sauvetages des embarcations de personnes migrantes (qui pour certaines, souhaitent demander l’asile) sont régis par un double cadre légal rendant les refoulements difficilement justifiables juridiquement.
Ces interventions sont régulées à la fois par des accords bilatéraux – le Manche Plan de 1978 prévoit les procédures de coopération lors des opérations SAR (search and rescue) – et par des conventions internationales, qui affirment d’une part l’obligation de porter assistance aux personnes en danger en mer, et d’autre part la responsabilité des États côtiers dans la coordination des interventions de sauvetage.
Et si, en mer, le droit des personnes réfugiées évolue dans un « vacuum juridique », les demandeurs d’asile se trouvant sous la juridiction d’un État sont, selon la CEDH et l’arrêt Hirsi Jamaa, protégés contre tout refoulement. Ainsi, en cas de sinistre impliquant des personnes migrantes dans les eaux territoriales françaises ou britanniques, les pays sont tenus de coordonner des sauvetages en faisant appel aux moyens maritimes disponibles, et ne peuvent procéder à des refoulements collectifs.
Pour comprendre la multiplicité des acteurs impliqués dans les sauvetages en Manche, l’exemple d’une intervention, le 24 septembre, est édifiant. L’association Utopia 56, présente à Calais depuis 2016, reçoit, dans la nuit, un appel d’un bateau « sur le point de couler ». « Une soixantaine de personnes » serait à bord, à proximité de Dunkerque. Informé, le CROSS Gris-Nez engage les navires de la Douane, des Affaires maritimes, de la station SNSM de Dunkerque, mais également un hélicoptère de l’Armée belge : plusieurs personnes sont tombées à la mer. Certaines rejoignent les côtes par leurs propres moyens, tandis que deux sont hélitreuillées.
C’est finalement le moyen britannique qui porte assistance aux personnes restées à bord de l’embarcation, qui a continué sa trajectoire. Ainsi, une unique embarcation a transporté des personnes dont certaines ont réussi et d’autres ont échoué à traverser. L’intervention déclenchée a par ailleurs mobilisé des acteurs d’organisations différentes, de trois pays.
Un rôle ambivalent
Parmi ces acteurs, l’un occupe une position particulière : la Société nationale de sauvetage en mer (SNSM) qui, contrairement à ce que son nom pourrait indiquer, ne dépend pas directement de ministères nationaux. Alors que les navires de la Douane, de la Marine et de la Gendarmerie nationale mènent des actions de surveillance, qui peuvent se transformer en sauvetage en cas de péril imminent, l’intervention de la SNSM, association composée de bénévoles mais reconnue d’utilité publique et assurant une mission de service public, est strictement limitée aux sauvetages.
Or, les bénévoles voient dans certaines de leurs interventions une participation aux « opérations de police en mer », comme l’a expliqué récemment à la revue Le Chasse-Marée le président de la station dunkerquoise. Certains des bénévoles des stations de Berck-sur-Mer, Boulogne-sur-Mer, Calais, Gravelines et Dunkerque affirmaient ainsi au magazine Sauvetage la position ambivalente des équipiers, face à des personnes migrantes pour lesquelles un sauvetage dans les eaux françaises correspond aussi à un échec de leur tentative de traversée.
Ces bénévoles pourraient-ils être amenés à terme, à réaliser des actions d’empêchement des traversées, en retenant les bateaux du côté des eaux territoriales françaises (pull-backs) ? Sous pression britannique, les moyens maritimes français ont-ils vocation à réaliser des interceptions telles que le font déjà certains pays voisins de l’Europe ?
La Manche dans l’Europe
Il est en effet difficile de s’intéresser aux enjeux du sauvetage en Manche sans les resituer dans le contexte européen de politique migratoire. D’autant plus que des liens directs entre les situations à Calais et en Mer Méditerranée sont établis par les responsables politiques eux-mêmes : en 2014, le Premier ministre français rapportait ainsi que les sauvetages en Méditerranée avaient contribué à créer des « points de fixation » dans le nord de la France.
En 2019, le ministre de l’Intérieur énonçait en retour que si la France laissait des campements s’installer, des « migrants irréguliers » seraient attirés sur le littoral français. Tour à tour, les actions de la France et des pays européens sont ainsi présentées comme pouvant créer des « appels d’air ».
Ces liens se retrouvent également dans les partages de pratiques et de moyens : Gérald Darmanin a promis l’intervention en Manche de moyens aériens de Frontex, l’agence européenne de garde-côtes, objet de nombreuses controverses, d’ici « la fin de l’année ». Son homologue britannique s’est quant à elle récemment rendue en Grèce pour discuter de « défis communs » et observer les méthodes de prévention des traversées mises en œuvre.
Des perspectives d’évolution inquiétantes
D’un point de vue comparatif, la situation en Mer Égée est particulièrement intéressante. Comme en Manche, les traversées entre la Grèce et la Turquie se déroulent dans les eaux territoriales de deux pays considérés comme sûrs, sur des distances relativement peu étendues. Mais alors que Priti Patel explore des solutions pour garantir l’immunité des forces frontalières en cas de décès de personnes migrantes en mer, il apparaît crucial d’alerter sur une transposition en Manche du recours systématique à la violence qui a pu être observé en Mer Égée.
De nombreux rapports, de médias et d’ONG documentent depuis plusieurs mois les refoulements menés par les garde-côtes turques, grecs et européens. Refoulements réalisés dans l’illégalité, parfois par des personnes masquées, et accompagnés de démonstrations de force violentes et humiliantes (voir le rapport de l’ONG Mare Liberum).
Dans un contexte de violence systématisée, comment le rôle des bénévoles de la SNSM pourrait-il évoluer ? De l’autre côté de la Méditerranée, le cas des garde-côtes espagnols montre comment en quelques années, une institution civile, non-militarisée, la SASEMAR, a pu être contrainte à passer d’une mission de sauvetage à une logique de gestion des frontières.
Comme l’écrit la chercheuse Luna Vives, les contentieux politiques autour de la Manche et du sauvetage confirment le rôle des frontières en tant qu’« espace critique de ré-articulation de la souveraineté ». Ceci aux dépens des acteurs associatifs locaux, mais surtout des personnes tentant les traversées. Ainsi, il semble que nous assistions ici à un tournant. En dépit du droit international et dans un objectif de performance de frontières fermes, les actions de sauvetage en Manche risquent de ne plus être considérées comme un devoir, mais comme un « acte de charité », susceptible d’être suspendu.
Camille Martel, Doctorante en géographie, Université Le Havre Normandie et Arnaud Banos, Géographe, directeur de recherche CNRS, Université Le Havre Normandie
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.